Dans son dernier ouvrage, « Nos dernières fois », la philosophe explore les moments de passage de nos vies et le rapport que l’on entretient au temps. Des enjeux qu’elle décortique plus particulièrement sous le prisme de la vieillesse dans cet entretien.
C’est en cherchant à lutter contre sa propre nostalgie du temps qui passe que Sophie Galabru s’est mise à écrire sur les dernières fois. L’agrégée et docteure en philosophie n’a pourtant que 35 ans, mais avait déjà cette appréhension de ce qui ne sera plus. Alors elle a entamé l’écriture de « Nos dernières fois » (éditions Allary). Pour tenter de contrer ce regard sur sa propre vie et arrêter d’être envahie par ce sentiment de ce qui demain ne sera déjà plus.
Cette sensation, que raconte-t-elle de nous ? Les dernières fois sont-elles forcément tristes ? Comment embrasser avec joie le temps qui passe ? Dans son essai, la philosophe a élaboré ses réflexions pour déchiffrer ce que notre rapport aux dernières fois raconte et lance un appel à « défier la nostalgie », qu’elle détaille pour nous.
Les dernières fois peuvent être multiples et vécues à tout âge. Qu’ont-elles de commun ?
Elles sont toutes reliées à l’irréversibilité du temps. On ne vit pas deux fois la même chose, c’est une loi générale du temps de la vie. Et on s’aperçoit peut-être plus vivement de cette loi lorsqu’on vit un moment absolument remarquable, qui signale une rupture ou un passage vers une autre existence. Parfois ce sont des épreuves, parfois ce sont des moments de libération. Mais on ne sait pas toujours qu’il s’agit d’une dernière fois au moment où on la vit. Lorsqu’on s’en rend compte, on se remémore et on se rappelle cette loi sur irréversibilité du temps, que chaque instant est à la fois le premier et le dernier, qu’il ne peut pas se rejouer.
Dans l’épilogue, vous écrivez : « Être philosophe, n’est-ce pas apprendre à mourir ? ». En quoi cette question du temps qui passe est-elle éminemment philosophique selon vous et comment la philosophie peut-elle nous aider à aborder ce sujet ?
Oui, c’est un grand sujet existentiel et philosophique. Socrate comme Platon, les fondateurs de la discipline, estiment que lorsqu’on réfléchit à des questions philosophiques, on apprend à mourir. C’est-à-dire que nous apprenons à nous distancier de notre corps pour se rapprocher des choses de l’esprit. Cela signifie aussi concrètement que l’on apprend à accepter le temps qui passe et le fait que nous ayons une existence finie. Ces réflexions autour des dernières fois et de l’existence finie font donc partie des questions essentielles de la vie et, en même temps, nous ne pouvons pas y penser tout le temps parce que cela peut être difficile, déprimant ou faire peur.
Passé un certain âge, les dernières fois n’ont plus forcément la même saveur : elles peuvent être vécues de manière plus douloureuse. Que remarquez-vous sur les liens entre vieillesse et dernières fois ? Qu’est-ce qui les distingue cette fois-ci des dernières fois vécues plus jeunes ?
Pour un enfant, les dernières fois peuvent être très douloureuses, surtout parce qu’il découvre cette loi du temps et de l’existence. Il apprend que tout passe, que rien n’est immuable et que la vie est mouvement. Cette découverte peut être brutale. Elle lui apporte de la lucidité, mais un peu moins d’insouciance. Une personne plus âgée sait tout ça, elle l’a déjà vécu. Ce qui peut être plus dur pour elle, c’est de comprendre qu’elle a plus de passé derrière elle que d’avenir, que son budget temporel est plus restreint que lorsqu’elle était enfant… Elle peut ressentir de la tristesse parce qu’elle se sent plus proche d’un achèvement de sa vie. Le temps paraît alors plus précieux.
Vieillir et faire face à des « dernières fois » peut être vécu de manière particulièrement plus pénible lorsque l’on est une femme. Est-ce vraiment si différent à vos yeux de vieillir pour les femmes ?
Je me suis rendue compte que les femmes avaient un rapport au temps plus précis, plus quotidien. Elles fréquentent la réalité du temps qui passe et sa répétition cyclique depuis très jeune, rien que par leur corps et leur biologie. Elles font face à beaucoup de transformations physiques très visibles : menstruations, modifications hormonales… Ce temps biologique leur impose de réfléchir plus vite à des questions existentielles. Elles peuvent par exemple se questionner pendant plus de 30 ans autour du choix de la maternité. Puis, avec la ménopause, cela change la manière de se voir au monde. Et le monde change aussi sa manière de voir les femmes passé 50 ans, ce qui est bien malheureux. Alors que le passage du temps peut être synonyme de maturation positive pour les hommes, les femmes doivent faire face aux notions d’obsolescence programmée ou de flétrissement physique.
Quelles ressources peuvent-elles trouver pour combattre cette inégalité ?
Si elles ont perdu la fertilité ou si le jugement esthétique sur elles n’est plus le même, les femmes peuvent prendre conscience qu’elles ont encore de nombreuses possibilités devant elles. Elles restent des êtres pensants, aimants, créatifs… Et toutes ces facettes peuvent se cultiver dans les différentes dimensions de leur vie : à travers l’amitié, la famille, le travail, les passions, l’érotisme…
Bien sûr, il y a une altération physique, une usure ou une fatigue qui peuvent s’installer, mais vieillir, c’est aussi prendre conscience du décalage qui peut se créer entre un corps qui montre des signes de déclin et une vie spirituelle qui peut toujours être en pleine croissance. Le temps est une puissance de maturation, d’apprentissage, et d’évolution incroyable ; pas un rétrécissement. Il y a toujours du devenir, il y a toujours des projets possibles.
Faut-il absolument « défier la nostalgie », comme l’indique le sous-titre de votre ouvrage ?
La nostalgie du temps qui passe peut être envahissante. C’est très anxiogène de vivre chaque moment comme si c’était le dernier par exemple. Cela peut entraîner de la tristesse au moment où l’on vit les choses, parce qu’on a la sensation de voir sa vie défiler. Dans mon livre, j’essaye de montrer qu’il est possible d’avoir une vision plus qualitative du temps qui passe, plus qu’une vision comptable. Sinon on se décentre de ce qu’on vit, on n’est plus très présent à ce qui se passe et on plonge dans une tristesse nostalgique.
Pour éviter cela, vous proposez une « troisième voie » qui se concentrerait sur la joie, l’amour et la beauté. C’est là que se nichent pour vous les remèdes pour défier la nostalgie du temps qui passe et des dernières fois ?
Pour moi, la joie, l’amour et la beauté nous font sortir du temps et nous extraient du flux temporel effectivement. Elles nous donnent presque l’impression de rejoindre l’éternité, qui philosophiquement est le contraire du temps qui passe. Être confronté·e à la beauté ou au sublime, à une rencontre amoureuse ou une rencontre humaine révolutionnaire, à la vérité d’une situation enfin comprise… Tout cela nous suspend, nous extrait du temps et de l’histoire. Ce ne sont pas forcément des remèdes que l’on peut déclencher soi-même. Cela nous tombe souvent dessus. Mais cela permet d’être optimiste face à la vie. D’un point de vue pratique, je trouve qu’on n’a pas vraiment le choix d’être optimiste, c’est ce qui nous permet de trouver l’existence moins lourde.







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