Sur la page Facebook « Féminicides par compagnons ou par ex », Marie-Alice est la 51ème victime recensée. Décompte glacial qui ne peut définir ce qu’elle fut. Retrouvée morte le 22 avril 2019, assassinée par son compagnon, aujourd’hui décédé, la brillante cheffe d’entreprise de 53 ans a très vite fait les titres des faits divers. Insupportable pour Hélène, sa sœur, qui a accepté de témoigner pour en livrer un juste portrait. Raconter Marie-Alice pour tracer le cheminement qui conduit au meurtre, comprendre les mécanismes à l’œuvre dans une relation toxique qui mène au féminicide. Au travers du récit de cette vie détruite, son témoignage rend compte des destins familiaux bouleversés et d’une volonté d’aider à sauver d’autres vies.
Ma sœur Marie-Alice est de trois ans mon aînée. Nous ne sommes que deux sœurs et avons été toujours extrêmement proches. Nous avons habité ensemble durant une bonne partie de nos études à Lyon. Ce qui m’avait frappée à l’époque était sa frénésie de connaissances, un trait de caractère qu’elle a toujours conservé. Elle était sans cesse en train d’apprendre, de se documenter, de se cultiver. Sa capacité de mémorisation, sa rapidité de travail étaient déjà hors norme.
Une fois obtenus un Doctorat en Pharmacie dans la branche recherche et un DESS de spécialisation dans les sciences cosmétiques, Marie-Alice s’est rapidement expatriée aux États-Unis avec son mari. Quelques années après, je l’ai rejointe dans la Silicon Valley où j’avais demandé à l’entreprise américaine pour laquelle je travaillais, de m’affecter. Trois années où nous nous sommes redécouvertes en tant qu’adultes. Nos parents étaient loin. On travaillait dur mais on était libre de notre temps. C’était une belle période au cours de laquelle notre connivence a grandi, assombrie par son divorce. Mais j’étais heureuse d’être là, à ses côtés et de vivre le rêve américain auprès d’elle.
Elle n’avait pas d’enfant et compensait ce manque par un intérêt sans faille pour les enfants des autres.
Puis mon entreprise m’a demandé de revenir en France. J’ai pris le chemin du retour à la fin des années 90 et Marie-Alice est restée. Et je pense qu’elle a vécu des années très difficiles de solitude. Elle n’avait pas d’enfant et compensait ce manque par un intérêt sans faille pour les enfants des autres. Ses nièces, son neveu, son filleul, les enfants de ses amis. J’ai rencontré la fille de ses très bons amis, qui vient d’intégrer le ballet de Boston. Ma sœur avait je crois, détecté très tôt son potentiel pour la danse. Elle a échangé avec elle, avec ses parents pour qu’ils l’encouragent dans cette voie. Lorsqu’elle a suivi un stage à l’Opéra de Paris, Marie-Alice est venue la chercher chaque jour pour l’emmener à son cours. Comme un rituel. Et moi je n’en savais rien… Je l’ai découvert après son décès. Tout comme le fait qu’elle avait accompagné aux États-Unis des enfants en difficulté, placés en foyer.
Une pionnière
Ma sœur était une pionnière dans son domaine professionnel. En 2000, elle a fondé « Alice Communication ». Une société de conseil en communication scientifique, encourageant les entreprises de cosmétologie à ne pas se limiter aux « claims marketing » (allégations publicitaires) souvent un peu creux. Elle a inspiré beaucoup de concepts innovants, notamment à Marie Drago, créatrice de la marque Gallinée fondée sur le microbiome cutané qui m’a confié récemment : « Tu n’imagines pas combien de temps j’ai gratté à la porte de ta sœur pour qu’elle veuille bien me parler ». Et puis il y a aussi Yamina, cette jeune Française qui témoigne : « Je suis arrivée dans la Silicon Valley, Marie Alice m’a prise sous son aile. Elle m’a ouvert son réseau et fait part de son expérience dans le domaine de la biotechnologie. C’était parti ! ». Depuis, Yamina Hakem a créé son entreprise, GlobalReach Business Solution, recruté une dizaine de personnes et écrit sa success story américaine.
Marie Alice a beaucoup transmis. Elle pensait que le savoir n’a de sens que s’il est partagé.
La rencontre
Dans les années 1996-2002, Marie-Alice est extrêmement seule et je ne suis pas consciente de la profondeur de cette souffrance. Je la découvre par ses écrits aujourd’hui. Il y a alors un énorme vide qui a besoin d’être rempli. Elle vit dans les montagnes de Californie où la nature est à couper le souffle mais où l’isolement est grand, même si elle s’y sent bien, apaisée. Lors d’un de ses allers-retours en France, elle vient nous voir, mon mari et moi. Elle arrive dans un état d’effervescence que je ne lui connais pas. Elle vient de rencontrer Luciano, son futur assassin d’origine italienne, chauffeur de taxi. Passionnés de lecture tous les deux, ils ont eu une sorte de déclic culturel (il a beaucoup de temps libre entre ses différents clients). Il lui dit également qu’il se sent seul. On découvrira beaucoup plus tard qu’il est marié… Et surtout, il prend le temps de l’écouter. Ils s’appellent tous les jours. Ils aiment alors beaucoup débattre mais dans la controverse. Elle avait besoin de ces discussions animées, et nous avions du mal à lui accorder autant de temps.
Tout ce qu’elle faisait pour lui était à ses dépens
Une emprise s’installe petit à petit. Marie Alice voulait sortir Luciano de son travail de taxi, de sa condition d’homme qui n’avait pas fait d’études, d’immigré italien mal aimé, rejeté ensuite par deux de ses trois enfants. Quand je lui disais : « Il te fait du mal, quitte-le », elle lui trouvait des excuses, le plaignait et me répondait : « Hélène, tu ne te rends pas compte de la chance qu’on a eue d’avoir été aimées quand on était enfant, d’avoir eu des parents qui nous ont poussées à faire des études… Lui il n’a pas eu cette chance ! ». Elle n’a pas eu conscience qu’il était en train de la foutre en l’air, ni que tout ce qu’elle faisait pour lui était à ses dépens.
La manipulation
Quand elle vient à Paris, elle vit dans l’appartement qu’il possède sous forme de SCI avec sa femme ! Il oublie juste de lui dire qu’il est marié… Elle avale beaucoup de couleuvres, et envisage de le quitter dès 2012. Pour autant je n’ai pas été témoin de violences physiques. Pour moi c’était surtout de la manipulation. Il utilise la générosité, l’empathie, la compassion qui la caractérisent. À chaque fois qu’elle essaye de le quitter, il joue celui qui se laisse « mourir ». Il maigrit, l’appelle en pleurant jusqu’à ce qu’elle le reprenne. Elle avait pitié et elle revenait. Et c’est arrivé au moins à 3 reprises. Fin 2018, son fils Simon, mis en examen pour sa participation aux faits (NDLR : l’instruction est toujours en cours) a fait une overdose. Et à ce moment-là, ma sœur qui était très déterminée à quitter Luciano est revenue pour l’épauler dans cette épreuve.
A chaque fois qu’elle essayait de le quitter elle avait peur pour lui, pour son intégrité physique, elle avait peur qu’il se suicide, qu’il déprime. Mais elle n’a jamais eu peur pour elle.
Des peurs irrationnelles
Mon mari et moi n’avons jamais apprécié son compagnon, nous ne l’avons pas bien accepté. Je m’en veux beaucoup aujourd’hui, parce qu’avec la distance que nous avons prise, nous n’avons sûrement pas vu certaines choses. J’ai essayé de parler avec ma sœur plusieurs fois et je suis allée la voir dans leur petit studio. Je constatais qu’elle avait des peurs irrationnelles pour des choses très futiles. Je me souviens d’être allée prendre un café avec elle en fin de journée après mon travail. Tout à coup, elle a changé de visage et m’a dit : « J’ai oublié d’aller acheter du pain ». Je lui dis que ce n’est pas grave, mais elle poursuit : « Tu sais, il aime bien quand j’achète du pain, je coupe la baguette en plusieurs morceaux, je la congèle et il la fait griller le lendemain ». Elle était méconnaissable ! Nous avons été élevées par des parents enseignants, très attentifs aux droits des femmes. Ça me laissait sans voix !
L’aider à briser l’emprise
Pour l’aider à briser cette emprise, et la soutenir dans sa volonté de rompre, je lui propose au mois de mars de lui trouver un appartement. C’était compliqué parce que Marie-Alice était résidente américaine, auto entrepreneure et n’offrait de fait pas les garanties exigées par un bailleur. Au cours de cette période, Luciano s’achète un plus grand appartement et elle tente le plus en douceur possible de récupérer le bail du petit studio. Ce qui est malsain parce qu’elle aurait encore dépendu de lui ! Lorsque nous lui trouvons enfin un logement, elle refuse de déménager prétextant être trop fatiguée et aimer son quartier. Je n’ai pas insisté et je m’en veux aussi pour cela. Nous n’avons pas pu l’exfiltrer contre son gré. Cela fait partie des choses sur lesquelles il faut s’interroger, car c’est très difficile de partir quand on est sous emprise. L’entourage joue un rôle déterminant.
La décision de partir
Quelques mois avant son décès, sur les conseils d’une amie, Marie-Alice se fait épauler et affermit sa décision de partir. Il y a une prise de conscience de l’histoire impossible qu’elle vit et de la réalité de son compagnon. Celui qu’il fait semblant d’être lorsqu’il est avec elle. Car il vivait en permanence dans le mensonge et la dissimulation. Cela avait commencé en faisant semblant d’être disponible alors qu’il était marié et ça n’a jamais vraiment cessé. Il vivait par procuration au travers de ma sœur qui était reconnue pour ses compétences et très entourée. Quand il a compris qu’il n’y aurait pas de retour, il a préféré casser son jouet plutôt que de le perdre !
La disparition de Marie-Alice
Le corps de Marie-Alice a été découvert sans vie, dans une valise flottant sur l’Oise le lundi 22 avril. Le samedi 20, je me suis rendue au commissariat de Puteaux pour signaler sa disparition. J’avais des éléments tangibles inquiétants : j’étais allée à l’appartement parce que nos appels téléphoniques basculaient directement sur sa boite vocale, nos messages n’étaient pas lus. Le téléphone de son compagnon sonnait dans le vide à l’intérieur du studio, personne n’ouvrait malgré mes coups frappés sur la porte et la mobilisation du voisinage. Elle n’avait pas honoré un rendez-vous la veille à 10h et cela n’arrivait jamais car elle était d’une ponctualité remarquable. Par ailleurs, elle ne publiait plus rien sur les réseaux sociaux, ce qui n’était pas dans ses habitudes.
Les dysfonctionnements de la police
Tout cela était anormal ! Au commissariat, on m’a dit d’y retourner l’après-midi et que s’il n’y avait toujours pas de réponse, la porte serait forcée le dimanche matin. Je rentre donc chez moi et son meurtrier m’appelle… Il me raconte qu’il a pris des somnifères et qu’il n’a pas entendu les coups sur la porte. Et il prétend que ce n’est pas la première fois que ma sœur découche ! Je m’étonne de la légèreté dont il fait preuve alors que la disparition est inquiétante et lui propose de retourner au commissariat avec moi le lendemain. Mais le dimanche je m’y retrouve seule. Jamais il n’a perdu son sang froid, décrivant même par téléphone aux policiers les vêtements portés par Marie-Alice lors de leur dernière rencontre !
La lenteur administrative
Cela a été le premier dysfonctionnement : si les policiers s’étaient déplacés tout de suite, le samedi matin, nous aurions retrouvé ma sœur probablement dans l’appartement et surtout, son assassin aurait pu être interrogé. Il n’aurait pas pu s’enfuir aussi facilement, il n’y aurait certainement pas eu de cavale. Je dois dire que j’ai été très bien accompagnée à partir du moment où la police judiciaire de Versailles s’est occupée de l’affaire. Ils m’ont épaulée, ils ont toujours répondu à mes questions. Mais la lenteur avec laquelle la commission rogatoire et le mandat de recherche internationale ont été émis, a constitué à mes yeux le deuxième dysfonctionnement. On savait que le meurtrier avait accès à du cash, il pouvait s’enfuir vite et tenir longtemps.
Le féminicide de Marie-Alice n’est pas juste un fait divers, c’est une famille qui est détruite.
Les fuites dans la presse
Ensuite, il y a des fuites dans la presse. Le Parisien a donné le nom de famille de ma sœur. La police judiciaire m’a affirmé que les noms n’étaient jamais cités dans ce type d’affaire. C’était insupportable de lire les détails de l’enquête ! Après l’information a été reprise par d’autres médias. Et pour beaucoup, apprendre le décès de Marie-Alice de cette manière, ou en tous cas, les conditions de son décès, c’était d’une violence extrême, comme si on l’assassinait une deuxième fois. Je suis récemment allée rencontrer les journalistes pour leur raconter notre histoire : celle d’une famille vivante, éclaboussée et meurtrie, anéantie. Le féminicide de ma sœur n’est pas juste un fait divers, c’est une famille qui est détruite.
Aujourd’hui, c’est compliqué pour moi de reprendre ma vie professionnelle comme avant le drame. Je suis encore incapable d’y remettre tous mes neurones et mon énergie avant d’avoir témoigné pour ma sœur, pour sa mémoire. Après une longue période où je ne me sentais pas prête à affronter le regard des gens, j’ai progressé. Et si témoigner de cette tragédie produit une prise de conscience, peut-être que ça aidera à sauver d’autres vies.
La prévention des violences psychologiques
Je veux inscrire mon action principalement dans la prévention et dans la prise en compte des violences psychologiques. Il faut sensibiliser à ce qu’est le respect, la communication non violente. C’est un début, ce sont des graines que l’on plante. Les parents devraient apprendre à leurs enfants : « La première fois qu’un homme lève la main sur toi, tu t’en vas ! ». Parce qu’un jour la gifle va tomber et c’est le début de tout le reste. Il y a des femmes qui ne peuvent pas s’en sortir car elles sont allées trop loin dans cette soumission et cette violence.
Tant qu’il n’y a pas eu une première tentative de meurtre, j’ai l’impression que personne ne prend très au sérieux les demandes ou les dépôts de plainte… Mais dans un cas comme celui de ma sœur, il n’y avait eu aucune alerte, aucune main courante et aucune plainte déposée.
Il existe un outil créé par L’observatoire des violences faites aux femmes et l’association En Avant Toute(s), le « violentomètre » qui mesure le degré de toxicité des relations amoureuses. Il faut aller le présenter dans les écoles, il faut que les garçons sachent que ce n’est pas normal de couper sa conjointe de sa famille, de l’isoler de ses amis, que c’est inadmissible qu’un groupe Facebook nous appelle des « LV pour Lave Verge ou Lave vaisselle », et que Facebook empêche de trouver les identités de ces mecs là ! Il faut apprendre aux femmes à ne pas être désolées en permanence. Libérer la parole en compagnie d’autres femmes, ou encore pratiquer un sport peuvent les aider. Prendre quelqu’un par le bras et de lui dire : « Non, tu ne refais plus jamais ça ». Car pour beaucoup de femme ce geste physique est impossible.
La violence est aussi un sujet économique
La violence est aussi un sujet économique. Je crois que la société doit contribuer à résoudre ce problème sans demander et attendre que l’Etat fasse tout. On peut trouver des ponts entre des secteurs d’emplois qui ne trouvent pas preneurs et des femmes qui pourraient ainsi s’en sortir financièrement, première étape de leur autonomie. Il faut les sortir du huis clos de leur maison. Je pense notamment à des initiatives comme « Des étoiles et des femmes », une association qui permet à des femmes en difficulté de se former aux métiers de la gastronomie. Ou encore aux métiers des services à la personne où les besoins en recrutement vont croissant sans nécessiter de formation longue.
L’impossible procès
Nous avons appris le décès de son bourreau alors que le cercueil de ma sœur était en route pour son inhumation à Lyon juste après la cérémonie de Paris. La police nous a appelées pour nous dire qu’il s’était suicidé – nouvel acte de lâcheté -. Après l’hébétude et la colère, j’ai compris que nous avions évité de longs mois de procès avec le risque que le meurtrier n’explique jamais son geste. Il reste l’instruction en cours qui concerne son fils mais cela n’étanchera pas notre soif de justice pour Marie-Alice. Moi, j’aurais voulu que son père me regarde, car on se ressemble terriblement avec ma sœur, qu’il voit mon visage, qu’il soutienne mon regard et me dise ce qu’il lui avait fait. J’aurais voulu qu’après l’avoir emprisonnée dans cette relation délétère, lui, se retrouve derrière les barreaux et paye pour son crime.
Témoignage recueilli par Sophie Dancourt
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